Dix ans d’instants.

04★14 #27

Dix ans de secondes qui s’écoulèrent comme des ans.


75 Nord, 25 août 2004.

75 Nord, Détroit, 25 août 2004.

« La pluie. Violente. Un orage comme on n’en trouve qu’ici. Ball and Biscuit très très fort, ça prend une toute autre dimension, quand on roule à travers Détroit, qu’on passe la sortie Lafayette, à quelques encâblures de l’hôtel Yorba.

Rouler sans penser, descendre la pression. Placebo, Running Up That Hill. Prendre la 5 Est, repérer la boîte de nuit roulante juste derrière, l’identifier comme une bagnole de flic, s’arrêter sur le côté. Aller chercher les papiers dans le coffre, sous le déluge. Répondre aux questions. Mentir sur la dose ingurgitée. Suivre le mouvement du stylo-test avec les yeux. 30 miles au dessus de la limite. Pas vérifié le compteur depuis une heure. Se résigner. Attendre le papier. S’en sortir juste avec un avertissement.

Il y a donc un dieu. »


Shooting people #19.

Rue Saint-Lazare, Paris, 16 décembre 2007.

« Et tout cela te rappelle que si tu t’aggraves la scoliose à trimbaler tes 2 kg d’appareil photo dans ton sac tous les jours, partout où tu vas, sans forcément t’en servir, c’est pour que, quand ce genre de cadrage nickel, lumière idéale et regard parfait se présentent, tu sois prêt à dégainer pour t’éviter des années d’éternels regrets. »


Shooting people #32.

Pont Neuf, Paris, 24 juillet 2008.

« “Faire de la photographie c’est provoquer la chance”, dit souvent Juyette. Provoquer la chance, ça veut dire se condamner à la scoliose du photographe en emportant son fotoapparat partout, faire du principe “si je porte un caleçon, je porte un appareil photo” un sacerdoce et aller traîner partout où c’est possible, souvent sans raison. Surtout sans raison.

On se bloque une soirée, on se prévoit un vague terrain de chasse et on part l’arpenter sans savoir ce qu’on y trouvera. On peut revenir sans photo, revenir avec une tonne de clichés que l’on ne gardera pas ou revenir après dix bornes de marche sur lesquelles on aura défouraillé que deux fois. Peu importe ce qui arrive, l’essentiel est de donner une chance à l’éventuel de se concrétiser, de hanter la ville jusqu’à échouer au milieu du pont Neuf, de repérer un cadrage, de prendre du recul en traversant la rue, de régler son exposition au cas où un truc dingue se produirait et de ne pouvoir s’empêcher de penser que tout ça rendrait fort bien si les touristes se barraient pour ne laisser qu’une ou deux personnes mettre en valeur l’endroit.

Dans ce genre de moment, voir Japonais et voitures évacuer les lieux dans le même mouvement, distinguer une fille sortir de la pénombre aussi sûrement que si elle entrait en scène et investir la place comme si trois coups venaient d’être donnés donne une étrange impression d’avoir lancé un Ça tourne ! télépathique auquel répondent les éléments en s’accordant dans un étange balai de circonstances tombant justement juste, comme ce jour-là, comme s’ils cherchaient à recréer ce jour-ci.

Elle attend. Elle s’approche du lampadaire, le temps d’une seule photo, doublée parce qu’on n’a pas confiance en l’autofocus d’un vieux Sigma qui broute. Elle s’éclipse.

Et la ville reprend sa course. »


Lacs et phares abîment.

Sacré-Cœur, Paris, 16 décembre 2008.

« C’était l’hiver sur Montmartre et il y avait trois personnages. Quatre, en comptant la masse de pierre glabre. Cinq, même, avec le fotoaparat qui avait accompagné le Poilu au sommet de la butte. Un fotoaparat neurasthénique, sa sangle penchait vers la retraite.

La masse de pierre glabre ressemblait à une glace d’arctique et dominait toute la surface de la place que le Japonais avait entrepris de photographier. Oui, sous la masse de pierre glabre, il y avait un Japonais, très quelconque, debout, l’appareil au bras. Il faisait face à sa douce, prête à sourire avec une millimétrique application et, à force de tâtonnements reptants, semblait avoir réussi à assembler jeune fille et vieil iceberg dans un seul cadre. Encore fallût-il tout exposer comme il eut fallu, voilà qui n’était pas gagné.

Ces supputations gambadaient sous la longue chevelure d’airain du Poilu, lui-même en pleine quête du bon angle, quand une paire de phares blancs vint envahir tout son viseur, le perturbant en pleine génuflexion cadreuse.

À cause des visages rieurs de l’escouade de policiers occupant l’estafette qui venait d’aborder la place, ou peut-être du léger bourdonnement qui couvrait légèrement son Nipode, le Poilu coupa sa bande-son. Le fourgon rallia au pas le fond de la place, y fit demi-tour et repassa le long de la masse de pierre glabre, haut-parleur branché, un sergent de ville jovial tenant son micro au milieu de sa troupe hilare, déclamant

La Préfecture de Police,
La Mairie de Paris,
Se joignent à nous,
Pour vous souhaiter de bonnes fêtes de fin d’année.

Regardant l’estafette s’éloigner, le Poilu ne put que conclure qu’il existait effectivement d’autres moyens de changer les policiers en fleurs que le Walther P38. »


The Black Box Revelation @ la Flèche d’Or, Paris.

The Black Box Revelation @ la Flèche d’Or, Paris, 14 décembre 2009.

« […] et même que Paternoster est monté sur la batterie de Van Dijck à la fin de Set Your Head on Fire, pile au moment ou un photographeux au hasard venait d’arriver de ce côté-là de la scène “pour se faire tranquille le chat des portraits du batteur”.

Et hop tu rentres chez toi avec un deuxième poster en deux jours.

Et t’es content de toi, en plus.

Non, vraiment, joyeux Noël. »


Main Square Festival 2010.

Florence and the Machine, Main Square Festival, Arras, 4 juillet 2010.

« […] si je devais ne retenir qu’une photo, ce serait celle-là. Parce que c’est la toute dernière que j’ai prise, parce que je pensais vraiment qu’elle ne serait pas au point et parce que le regard de la Florence là-dessus, seule au milieu de tous, surprise dans son monde à elle, sa dimension parallèle enchevêtrée avec la nôtre, contemplant le public comme s’il était à des lieues d’elle, donne un truc à cette photo qu’on peut difficilement décrire.

J’ai un truc magnétique avec Florence Welch, c’est une fille à part, sans âge, qui ne fait décidément pas ses 24 ans mais sans paraître vieille pour autant. Une autre dimension, oui. J’en ai tellement parlé autour de moi dimanche qu’à la fin, on me demandait si j’étais pas amoureux. Non, rien à voir, cette fille est simplement captivante, étrange, un peu anachronique et mystique. Faudra qu’elle pense à faire un concert à Stonehenge un de ces jours. Ou à Kaamelot. Ailleurs qu’à notre époque en tout cas. Juste pour voir. […] »


Shooting people #78.

Retour O Sorbier, Paris, 21 novembre 2010.

« Elles te parlent mais sa vue te distrait, sa façon de regarder vers l’intérieur du bar, la lumière qui lui lèche le visage pendant qu’il attend que la fille vienne lui parler ; avec tous ces lumignons autour, ça en ferait une belle, pour peu que tu sois assez discret pour sortir le fotoapparat sans qu’il le remarque et que tu vises par l’écran en te donnant l’air de passer en revue tes dernières photos pendant que tu déclenches deux fois.

Ça doit être un pote du bar, il attend quelqu’un.

Cinq minutes que tu n’écoutes plus ce qu’elles disent.

Elles vont te faire les gros yeux. »


La Fille [sur le pont].

Pont des Arts, Paris, 27 novembre 2010.

« Paris, samedi 27 novembre 2010, 7 h 30.

Déjà réveillé et pas de bonne raison de rester au lit (plus jamais de bonne raison de rester au lit). Choisir une destination au hasard. Monter dans le métro vide. S’égarer sur le pont des Arts, au milieu de deux touristes japonais et un papy parti chercher son pain.

Frissonner [un peu].

Arpenter les planches. Remarquer la fille sur le pont.

La dépasser, tourner autour. De loin, discrètement. La détailler. La regarder prendre des photos de la Seine avec son téléphone en s’esclaffant. S’interroger sur la présence d’autant de sacs Starbüque une bonne heure avant l’ouverture de ceux du quartier. En conclure qu’elle attend quelqu’un. Être frappé par tant de joie matinale sur un pont venteux par 2 °C. Se rappeler ses propres joies matinales, quand les aurores étaient le prolongement de longues journées. En déduire qu’elle débarque à l’instant de New York avec un Starbüque acheté sur Broadway. Improbable, mais tellement plus joli. La prendre en photo de dos, passer devant elle en lui souriant, s’éloigner pour essayer d’avoir son visage, foirer sa tentative au téléobjectif. Grommeler.

La regarder se lever, reprendre ses sacs et s’éloigner en trottinant vers les arcades du Louvre.

Rester là à penser que l’on n’a pas de photo de son visage, que son souvenir s’estompera, qu’elle restera La Fille sur le pont, cette fille qui commande son café à Manhattan pour venir le boire froid à Paris en prenant des photos avec son Blackberry. Une légende plutôt qu’une vraie personne. La Dame blanche du frappucino. Ne garder qu’une photo, la trouver un peu trop proche de celles de La Fille sur le ponton, de La Fille sur l’autre ponton et de La Fille sur le rocher, mais la publier quand même, parce qu’il n’y a pas que les photos dans la vie ; il y a les histoires qui se racontent autour, aussi. »


And the dead of winter will cut you quick.

Rue du Calvaire, Paris, 15 janvier 2012.

« Le froid. Pire que le soir de la plaque de verglas du Sacré-Cœur. Place du Tertre déserte, ruelle abandonnée, escalier vide. Plus qu’à attendre qu’on se manifeste pour le meubler. Longtemps. Un quart d’heure, peut-être. Les SMS s’envolent, tapés à la va-vite avant que les doigts ne gèlent malgré les mitaines de niveau 31. Une femme surgit au bas des marches, les remonte lentement en les éclairant de son téléphone, à la recherche d’un truc. Qu’elle ne trouve pas. Dix minutes de plus. Fumer pendant ce temps. Et puis rien. Et puis eux. Eux qui descendent, eux qui s’arrêtent, eux qui s’embrassent, eux qui repartent.

Doigts gelés. Temps de rentrer. »


Shooting people #95.

Shakespeare & Co., Paris, 7 juin 2012.

« La librairie est dépeuplée, comme à chaque fois qu’il fait chaud. Une poignée de touristes au rez-de-chaussée, quelques-uns au premier, pour la plupart réunis autour d’un Anglais donnant un exposé sur l’accent de Tours. Les autres écoutent la pianiste. Douée, la pianiste. J’en ferais bien une photo, de la pianiste, si je n’avais déjà fait celle du pianiste il y a deux ans. Pas la peine de doubler ; celle du pianiste me plaît bien, même si on ne voit pas ses mains. Je m’éloigne vers le palier et, au moment de poser ma main sur la rampe, voilà que la pianiste entame la Comptine d’un autre été : l’après-midi. Changement instantané d’atmosphère. C’est comme s’il pleuvait dehors, que la nuit tombait d’un coup, qu’on revenait en 2001. À Montmartre, évidemment. Je fais demi-tour. Quitte à faire dans le cliché, autant prendre une photo.

En faisant bien attention à la main, cette fois-ci. »


Shooting people #108.

Shakespeare & Co., Paris, 14 août 2013.

« Elle devait faire une photo de livres au Sip Babylone, mais c’est fermé. Je lui propose Shakespeare. Elle n’y a jamais mis les pieds. Raison de plus. Shakespeare, c’est une parenthèse dans la ville, une respiration. Un désert, même, quand on y passe un 14 août. Deux Brésiliennes conversent tout bas, une fille lit son livre. C’est tout. Je retrouve la machine à écrire de 2005, scalpée comme si un troupeau de zombies était passé par là. Puis le piano s’éveille. Je me retourne. Ils sont deux : il est de dos, elle bouquine. Joli, mais déjà vu ; ce qui est fait et refait n’est plus à rerefaire.

Je vais.

Je reviens.

Elle s’est couchée, yeux clos, sourire aux lèvres. C’en est trop. Je mets le fotoapparat en silencieux, je me faufile, soupire deux déclenchements et m’esquive.

Jamais deux sans trois, de toute façon. »