704.

J’ai cru à des pétards, comme tout le monde. Puis un bonhomme nous a bousculé, cette amie-ci, cet ami-là et moi, puis il a bien fallu se rendre à l’évidence, se jeter par terre au hasard, sans réfléchir, prostré, sans savoir que faire.

Ma part logique comprend vite que je vais m’en prendre une ; qu’il est impossible que les tireurs n’aient pas le temps de s’occuper de la masse humaine sur laquelle je me suis étalé, entre la petite estrade de gauche et la barrière de la galerie. J’essaie de calmer ma respiration – faire le mort, en sorte –, cacher du mieux que je peux les parties vitales, le nez fourré dans les fesses d’un inconnu, pendant que mes pensées sautent du sérieux au farfelu, du résigné au futile : « c’était bien la peine de s’escrimer pendant 6 h avec cette putain de sauvegarde de Nipode hier », « j’aurais dû faire un testament, la succession va être compliquée », « est-ce que je me suis fait dessus ? », « mourir, c’est enterrer tout le monde en une seule fois » (cette phrase de Pennac qui me revient tout le temps), entrecoupées d’interventions de ce putain d’optimisme invétéré que je n’arriverai décidément jamais à faire taire et qui me crie « ça doit être une farce, ça va s’arrêter, s’ils traînent trop, la police coupera leur retraite » par-dessus le claquement des salves, méthodiques et pleines de sang-froid, qui s’éloignent et s’approchent.

Et s’approchent.

Ça y est. Ils ont trouvé notre tas et viennent s’en occuper. Bientôt le rideau. Quelques secondes passent. toujours rien. Au lieu de ça, une voix qui nous crie « ils sont partis, courez ». Je me relève, vois mon sac par terre, à 2 m de moi, sur le chemin de la sortie, et cède au réflexe idiot de me baisser pour l’attraper au vol avant de courir vers l’issue de secours des toilettes. Je suis dehors, je croise la police, on nous cache dans la cave de l’administration du Bataclan. Je retrouve Marion, une balle dans le schpeck mais intenable, sous le coup de l’adrénaline. Je retrouve Ariel, cet Israélien à qui j’avais indiqué le chemin du Bataclan une heure plus tôt, indemne. On nous cache, on nous sort de là, on nous parque devant la Poste Voltaire, puis au croisement Richard-Lenoir – Saint-Sébastien, puis dans l’Attitude Café. La batterie de mon téléphone meurt sous les coups de dizaines de SMS. On nous interroge vers 2 h, je sers d’interprète à trois Norvégiens et nous repartons tous les quatre à pied avant de nous séparer vers République.

Rentré à 3 h 30.

Je passerai les détails sur l’état de choc, la descente d’adrénaline, le réveil de toutes les courbatures que je me suis faites en me traînant par terre puis en me crispant inconsciemment 6 h durant, l’avalanche de coups de fils, de messages, d’e-mails. Tout le monde veut en parler. Même la RTS (ça m’apprendra à loger des photographes suisses pour le week-end). Le ban et l’arrière-ban viennent à ma rescousse (merci à vous tous sans qui tout aurait été bien plus difficile. Vous vous reconnaîtrez). On croirait mon anniversaire et, d’un côté, ça l’est. Je suis revivant.

Les témoignages et les avis de recherches pleuvent. Plus le temps passe et plus je prends conscience de la chance que j’ai eue : je n’ai pas dû ramper sous des corps, faire le mort, voir des cadavres ou me cacher pendant deux heures dans un placard. J’ai pu sortir au bout de quelques minutes quand certains sont restés enfermés une éternité, sans savoir s’ils en réchapperaient. Je suis rentré chez moi, surtout, pendant que tant d’autres autour de moi ne reverront jamais leurs proches, tant d’autres qui ne méritaient pas ça, tant d’autres dont P.A., ce pote de pote qui, avec les années, en était devenu un ; P.A., que je connaissais depuis le XXe siècle ; P.A., qui laisse une épouse et deux enfants en bas âge ; P.A. est mort à 20 m de moi, sans que je sache qu’il était au concert. P.A. n’était pas comme moi, il aimait être au cœur de la foule. Ça l’a tué et ça me laisse là, pantelant, sans que je sache jamais pourquoi moi et pas lui, plutôt.

« Rien ne peut jamais marcher si l’on songe à tout ce qu’il faut pour que ça marche ».

Pennac, encore.

Le temps passe et tous les détails, infimes ou non, auxquels nous devons la vie, Marion, Seb et moi, ressurgissent les uns après les autres : la bonne idée de Mercury de nous refuser nos deux passes photos, nous laissant allégés et placés à l’arrière gauche plutôt que dans la fosse en train de bosser. Le tarif du vinyle de Zipper Down, 30 €, qui m’éloigne instantanément du merch’, entraînant Seb dans mon sillage. Seb, justement, qui répond mollement à ma proposition de monter au balcon voir si la vue est meilleure. Avoir intercepté Marion pour lui parler alors qu’elle s’apprêtait à marcher vers le bar, vers l’entrée et… vers la suite. Être allé chercher ma bière au bar 10 minutes avant plutôt que 10 minutes plus tard. Ce sauveur inconnu qui nous crie de nous relever et courir et que je ne remercierai jamais, jamais assez. 5 min avant la tempête, Seb me demandait si je ne trouvais pas bizarre de faire un concert sans passe photo. Je lui rétorquai « je l’ai fait des années mais, à l’époque, quand je ne faisais pas de photo, c’était parce que je devais écrire dessus. Là, je m’ennuierais presque ». Nous avons ri. Je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer. Et j’écris dessus.

Avant, je prenais les fusils pour des pétards. Depuis vendredi, je prends les pétards pour des fusils. Vendredi soir eut lieu la plus sordide loterie à laquelle j’ai pu participer. Que des perdants, les mieux lotis étant les moins traumatisés. J’y ai perdu quelqu’un que j’aurais dû mieux connaître, mais je m’en sors mieux que beaucoup d’autres. Je ne veux pas qu’on me plaigne. Il y a bien pire autour de moi. Bien pire.

« Va où tu veux, meurs où tu dois », disait ma grand-mère, qui avait toujours raison. C’était mon 704e concert, 47e Bataclan, 10 ans presque jour pour jour après le premier, mais sûrement pas le dernier. J’y retournerai, je me ferai peut-être tuer dans la prochaine vague d’attentats mais, les idées, elles, ne mourront jamais. La musique, elle, résonnera toujours, même ici, même aujourd’hui. Surtout Pearl Jam, parce que le monde vient de perdre l’un des deux plus grands fans de ce groupe que j’aie connus. Surtout ce morceau, parce que l’autre en a bien besoin.

I’ll say your prayers,
I’ll take your side,
I’ll find us a way to make light.
[…]
Fight to get it back again.

PS : Le « bonhomme [qui] nous a bousculé » s’appelle Thibault Leroux et nous a sûrement évité de prendre quelques balles. Mon « sauveur inconnu » s’appelle Didi, chef de la sécu du Bataclan. Je vous dois beaucoup. Merci à vous deux, du fond du cœur.